Petits Déjeuners Design #6 Alexandre Echasseriau
Alexandre Echasseriau a fondé Crafter Studio en 2016. Designer et touche à tout, ses projets mêlent savoir-faire, matériaux nobles et nouvelles technologies.
Dès l’enfance, Alexandre a développé un instinct de bricoleur et une passion pour la construction de cabanes. De Toulouse où il est né au Japon où il a grandi jusqu’à l’âge de 4 ans, il a pour habitude de se promener avec un petit marteau vert. En grandissant, Alexandre a investi une nouvelle aire de jeu : les décharges de Toulouse. Il y trouvait des objets qu’il assemblait.
Pour pratiquer sa passion du bricolage dans un environnement un peu plus encadré, il a intégré l’École Boulle pour un diplôme des métiers d’art, option Tournage d’Art. Une fois son diplôme obtenu, il s’est orienté vers l’ENSCI, très curieux des expérimentations. Très tôt, Alexandre a su qu’il avait besoin de travailler avec ses mains et dans un atelier.
Des projets en cascade
Physic Circus est le premier projet d’Alexandre à l’ENSCI. Accompagné par Julien Bobroff, il a conçu un petit cirque composé de miniatures pour permettre aux scientifiques de parler de la physique quantique et de supraconductivité.
Son projet Tryptic dont l’objectif était de moderniser un savoir-faire grâce à des transferts de technologies lui a permis de remporter l’Audi Talents Awards en design. Il a créé des objets décalés comme Marble Sound System, une enceinte acoustique en marbre dont la caisse de résonance fabriquée par un marbrier renvoie le son sur une lentille dont le traitement dichroïque est élaboré par un laboratoire d’optique.
En tant que lauréat du trophée Audi, il a conçu le trophée de l’année suivante : un silex en fonte d’aluminium, symbolisant l’outil originel et faisant écho à la démarche d’accompagnement des Audi . Il crée également le trophée du Prix des Musiques à l’image : un objet hybride entre un pavillon de trompette et un objectif de caméra cylindrique, Alexandre a (re)appris de ce projet qu’il ne faut jamais perdre de vue la manière dont vont-être utilisés les objets créés.
Ce mélange des genres et d’innovation lui permet d’être repéré par des acteurs de l’industrie automobile. Intéressés par les dépôts dichroïques dans le cadre du prototypage d’une voiture, ils ont financé Alexandre pour qu’il les accompagne et travaille avec eux.
En collaborant en permanence avec des scientifiques, Alexandre finit par travailler dans le laboratoire de l’Institut Fresnel. Depuis un an, il collabore avec les scientifiques du laboratoire sur des objets leur permettant de parler de leur science et s’intégrant dans l’univers d’un laboratoire. Ils expérimentent sur des matériaux et utilisent les dépôts dichroïques pour créer des objets.
Inko, une housse d’Ipad intégrant un clavier dont le circuit imprimé est tatoué et un des trois projets de Tryptic lui permet de rencontrer les ingénieurs de la machine qui a servi à tatouer. C’est à la suite de cette rencontre qu’il va postuler et être finaliste au prix Émile Hermès avec Interactive Wallpaper. Le thème Jouer, lui a inspiré la création d’un papier peint imprimé avec de l’encre conductrice et sonorisé via un boîtier extérieur.
Le prix Émile Hermès est le dernier concours auquel il a participé mais pas le dernier à lui permettre de décrocher une nouvelle collaboration. Avec le Centre Pompidou cette fois. Alexandre s’est vu confier la conception de jeux et d’activités intégrant des innovations technologiques pour des ateliers avec des enfants. Il a entre autres créé des posters poilus et sonores dont les motifs ont été dessinés par Audrey Garel, une illustratrice. Les enfants peignaient sur des zones conductrices à l’encre noire et le poster était ensuite couvert de poils par une machine de flocage.
Pendant le confinement et toujours dans le cadre de sa collaboration avec le Centre Pompidou, Alexandre a créé douze vidéos d’animation en stop motion pour occuper les enfants. Cela lui a permis de sortir de la conception de produit et de prendre du plaisir à faire des vidéos mettant en scène des objets du quotidien.
Un atelier itinérant et roulant
De 2017 à 2020 il assure un projet de design industriel dans le pôle aviation de l’entreprise Daher à Tarbes et sa famille d’avion le TBM. En collaboration avec les équipes internes, il explore le design d’un avion dans sa globalité et se confronte à des enjeux techniques et business très forts. Cette expérience industrielle riche lui a permis de co-financer un Flying FabLab en partenariat avec ce client.
Pour que son atelier et ses machines ne soient jamais loin de lui, Alexandre a conçu Flying Fablab, un atelier roulant logé dans une tiny house. Cette maison en bois de 3,5 tonnes comporte 7 zones et 2 étages.
Actuellement, Alexandre est en résidence avec l’atelier Luma à Arles et développe plusieurs projets. La pluralité des sujets sur lesquels il travaille lui permet de ne pas être spécialiste dans un domaine et de constamment enrichir sa méthodologie. Dans son travail, le plus important pour lui est d’être sur le terrain et fabriquer des choses avec ses mains.
Cette année il débutera également une collaboration longue durée avec la fondation Rubis pour une mission basée à Madagascar. Il oriente cette mission sur la fabrication d’objets de premières nécessités fabriqués avec les ressources locales (principalement des déchets) grâce à des procédés hérités de ces expériences récentes.
Petits Déjeuners Design #5 Rose Dumesny
Rose Dumesny est designer et chercheuse. Son parcours est peu commun puisqu’elle a fait une thèse en Sciences de l’information et de la communication. À travers ses travaux de recherche, elle a utilisé le design comme une pratique de médiation.
Lorsqu’elle commence ses études, Rose n’a pas de connaissance en recherche. Après une formation en arts appliqués à Olivier de Serres, elle fait un master en stratégie du design. Au fil de ses études, elle a été vers le design d’interaction. En 2014, Rose entre en stage chez Orange dans un laboratoire de sciences humaines. Avec une autre designer, elle est chargée du développement du design numérique du laboratoire. Elle se questionne alors sur la manière dont le design peut accompagner des pratiques de recherche.
À la fin de ce stage, Rose commence son projet de thèse en design numérique. C’est un moyen de continuer à travailler avec une équipe qu’elle apprécie et surtout de découvrir un nouveau monde qu’elle ne connaît pas : la recherche. Elle a eu quelques difficultés à trouver un directeur de recherche en design car il y en a peu. Pour la plupart, ils ne sont pas designers mais ont étudié le design. Le design n’étant pas une discipline universitaire en France, il faut que les thèses en design soient inscrites au répertoire d’une université dans une autre discipline comme l’informatique, la sociologie, l’ergonomie ou encore les SIC. La thèse de Rose a été encadrée par Stéphane Vial (Philosophe des techniques) et Catherine Ramus (Ingénieure Designer chez Orange Labs). Il n’est pas rare que les doctorants en design choisissent une discipline de rattachement par défaut sans en connaître les codes et les attentes académiques . Pourtant lorsque la thèse est relue par les rapporteurs, elle doit être en cohérence avec ces attentes et avec les problématiques de cette discipline, ce qui peut rendre les choses périlleuses pour le doctorant. Rose avait décidé de faire une thèse en design et elle a été orientée vers les SIC par Stéphane Vial, son directeur de thèse. Elle ne connaissait pas cette discipline relativement jeune et la définit dans son cas comme une sociologie des systèmes et des techniques de l’information. C’est aussi le caractère numérique de ses recherches qui a orienté sa thèse qui s’intitule Médiation sensible : ouvrir la boîte noire du smartphone par le design vers les SIC. Pendant sa thèse, Rose découvre que les SIC et le design cohabitent très bien. Les deux disciplines se connaissent sans trop le savoir. Bien souvent, les chercheurs en SIC sont passionnés par le design et le design numérique, d’interaction correspond bien aux SIC. Les chercheurs sont très ouverts sur de nouvelles méthodologies et travaillent sur les objets techniques et les environnements numériques.
La question de l’objet et du numérique est un fil rouge dans le parcours de Rose. En DSAA, elle a effectué son projet de diplôme sur des objets à la frontière entre des objets de mobilier et le numérique. Avec deux camarades, elle a créé Clico, un jeu de construction en réalité augmentée qui permet de donner vie à l’objet construit par l’enfant grâce à une application mobile et une tablette.
Au début de sa thèse, elle a été marquée par cette phrase d’Anthony Masure, un enseignant-chercheur en design.
“Autrement dit, cette troisième strate « critique » pourrait avoir pour tâche de faire paraître l’époque, de lui « donner forme » de façon sensible, au-delà de tout discours.”
En tant que designer, il y a plein de moyens d’envisager sa pratique du design et Rose aime beaucoup l’idée de “donner forme pour faire paraître l’époque”. C’est ce qu’elle essaye de faire transparaître dans son travail.
Dans son travail de recherche, Rose pose trois cadres qui vont lui permettre de mener sa recherche : le cadre théorique, le cadre méthodologique et le l’objet d’étude. Le cadre théorique est celui de la définition d’une médiation sensible au numérique. . Pour le cadre méthodologique, elle décide d’utiliser le design ludique et les Cultural Probs (une technique utilisée pour mener des enquêtes et des entretiens en passant par des objets). Son objet d’étude a été l’utilisation des smartphones.
Rose s’est appuyée sur le concept de probs mis en place par Bill Gaver, qui a imaginé que l’on pouvait concevoir des objets pour des enquêtes. Ces objets conçus pour faire de la recherche permettraient de mener des enquêtes. La question était de savoir comment la médiation pourrait permettre d’ouvrir les boîtes noires que sont les smartphones. Rose est parti du constat que ce sont des objets que l’on utilise quotidiennement sans se demander ce qu’il y a à l’intérieur, alors que l’on confie toutes nos données aux GAFAM. Elle s’est demandé si ce n’était pas un problème de médiation, d’incompréhension de ce qu’il y a derrière.
Trois choses étaient importantes dans le projet : il fallait pouvoir manipuler les écosystèmes contenus dans les boîtes noires et ensuite créer une conversation avec les participants.
Deux dispositifs ont été utilisés pour résoudre les hypothèses : Datapics et BlackOut. Datapics permettait de mettre en forme et en matière les usages du téléphone et de créer un atelier d’expression où les participants racontaient la manière dont ils utilisent leur smartphone.
BlackOut est un ensemble de modules qui rendent visibles les capteurs du téléphone. Les résultats principaux étaient de chercher les effets d’une médiation sensible sur les participants. Deux effets ont été identifiés. L’atelier a permis aux participants de s’approprier la boîte noire technologique et de comprendre comment nous sommes liés à nos smartphones. Cette appropriation a aussi permis une meilleure compréhension. Les participants étaient capables de décomposer les choses et de les rendre plus lisibles.
Rose a utilisé la photographie, le dessin pour ne pas être uniquement chercheuse mais rester designer.
Selon Rose, “ on peut documenter de manière plastique et graphique un travail de recherche. Le design n’est pas qu’un passage brut entre la théorie et la pratique. Il y a quelque chose qui s’interconnecte et en tant que designer, on peut apporter quelque chose à la recherche qui ne soit pas que de la théorie mais va au-delà des mots.” Il est selon Rose aussi possible d’humaniser les technologies et les systèmes complexes.
À la fin de sa thèse, Rose n’a pas eu envie de faire une carrière universitaire. Une question demeure depuis : comment concilier la recherche et l’opérationnel ? Elle hésitait entre un retour au design ou à se consacrer pleinement à la recherche. Entre rester freelance ou intégrer une entreprise, il a fallu choisir. Lorsque l’on est en freelance, il est difficile de garder du temps pour la recherche qui passe souvent au second plan. En 2020, Rose a rejoint frog et elle travaille aujourd’hui sur la continuité entre le design et la recherche au laboratoire frog Lab. Avec une équipe de chercheurs et des designers, elle travaille sur des sujets différents mais qui ont en commun de se questionner sur le design. Dans ce laboratoire, Rose continue à faire de la recherche tout en étant sur des projets plus concrets et opérationnels.
Petits Déjeuners Design #4 Julien Benayoun
Julien a fondé il y a 12 ans le studio de design Bold, avec William Boujon. Les deux designers se sont rencontrés à l’ESAD de Reims, après des scolarités complémentaires (arts appliqués pour l’un, génie mécanique pour l’autre). Tous deux ont eu un parcours nourri par l’expérimentation, directement au contact de la matière et des matériaux, dans les ateliers de leur école. Comme de nombreux designers, ils ont d’abord utilisé l’impression 3D pour donner forme à l’objet sur lequel ils travaillaient, et réaliser une maquette de principe d’un objet voué à être coulé en porcelaine.
Julien et William ont ensuite commencé à travailler avec Dood Studio, un fabricant d’imprimante 3D. Initialement embauchés pour dessiner la prochaine génération d’imprimantes de la marque, ils sont rapidement devenus des bêta-testeurs de son utilisation. Ils ont commencé à jouer avec les paramètres de la machine, à concevoir leurs fichiers de modélisation différemment. Ils ont testé plusieurs positions de l’objet sur le plateau d’impression, et défié la gravité, pour révéler des qualités plastiques inattendues.
À l’époque, ils expérimentent librement, et constituent un carnet d’idées d’impressions 3D, listant aussi bien des paramètres à faire varier que des défis qui leur paraissent parfois absurdes : comment imprimer un poil ? Comment concevoir un fichier qui, lors de l’impression, retranscrira la souplesse de ce fameux poil ?
Même s’ils ne veulent pas être considérés comme des experts de l’impression 3D, parce qu’ils restent des designers généralistes, ils sont conscients que cette expertise qu’ils donnent à voir via les réseaux sociaux les rend très facilement identifiables, et leur apporte des collaborations riches.
Julien l’admet « Je me rends compte que parfois, j’ai créé pour Instagram. Dit comme ça, ça parait étrange, mais en réalité ça permet aussi de tester des choses : ça influence ou ça amplifie certaines pistes, notamment via les commentaires que les gens me laissent, via les collaborations qu’on nous propose. » Instagram aussi, finalement, stimule leur démarche d’expérimentation.
D’une certaine manière, c’est le réseau social qui les a emmenés du dépôt de fil plastique vers le dépôt de colombin en terre. Avec la collection POILU, ils sortent une série de vases en PLA (une résine plastique à base d’amidon pouvant être chargée de matières variées). Ils expérimentent autour de charges naturelles (bambou, bois clair, noix de coco). Avec la collection TUILE, ils choisissent des charges minérales, mais toujours avec le PLA comme liant. De cette dernière collection naît un quiproquo : à travers l’image publiée sur instagram, les gens s’imaginent des vases en céramique. Et de la fausse terre cuite à la vraie terre cuite, ils sont finalement invités au 8FabLab, un fablab qui imprime véritablement de la terre, une matière naturelle, qui se cuit et s’émaille.
À travers ces années d’expérimentations, Julien milite pour l’impression 3D et la réflexion autour de son usage : pour lui, on peut dépasser le prototypage rapide, et imaginer des formes dont la finalité est effectivement d’être imprimées. Mais pour cela, il faut repenser la manière de modéliser les objets en CAO. Il faut se poser la question du sens dans lequel l’objet va sortir de la machine (et ce n’est pas toujours à l’endroit). Il faut jouer des aspects de surface produits par la technique (et non plus s’évertuer à poncer). « Ce qui nous intéresse quand on dessine une pièce c’est qu’elle soit faite sur mesure pour l’outil. »
Ce qui est vécu comme une contrainte dans le cas d’un prototypage rapide, Julien et William en font un terrain de jeu. L’esthétique du dépôt de fil, parfois vue comme un défaut ou une limite, devient dans le travail de Bold un détail assumé – voire même une esthétique qui n’aurait pas pu être modélisée ou produite sur un autre outil de production. Il explorent dans leurs créations la balance entre le côté mathématique, numérique parfait, et le côté chaotique de la vraie vie, de la matière.
En basculant sur l’impression de terre, ils ont pu faire varier un paramètre de plus : celui du matériau. Quand ils travaillent avec le plastique ou le PLA, ils n’ont pas de marge de manœuvre sur le fil de dépôt : c’est un semi produit, vendu en bobine. Avec la terre, ils peuvent ouvrir leur champ d’expérimentation, en alimentant manuellement la machine avec leur propre mélange. En mêlant des terres de couleurs différentes, il révèle à l’impression moirages et ombrages.
Ce besoin de proximité avec la machine, sa compréhension fine, explique sans doute pourquoi Julien n’envisage pas d’expérimenter avec des machines qui ne sont pas accessibles sur son territoire : il veut pouvoir avoir la machine à côté et l’observer travailler. Il le dit lui même, « quand j’imprime une pièce je suis déjà en train de réfléchir aux 2 pièces que je vais faire ensuite en fonction de comment la machine se comporte à l’instant t. »
Julien aime les collaborations, et celles de 2021 seront placées sous le signe de la transition écologique. Le collectif Bold travaille actuellement à un projet à l’échelle du territoire, qui rassemblera des profils variés autour l’impression 3D de terre, pour en exploiter son potentiel.
Intéressés par le low tech, sans pour autant en être experts, ce projet sera pour Julien et William l’occasion de travailler avec d’autres expertises autour d’une forme de sobriété dans les usages, notamment autour des questions de l’eau, de l’énergie, du stockage et de la conservation, à travers des objets comme le frigo du désert, ou le climatiseur.
Quand on parle des « limites » de l’impression 3D à Julien, et notamment celles des dimensions possibles, c’est l’occasion d’aborder le travail de Ronald Rael (Emerging Objects) – un architecte qui imprime dans le désert, à l’échelle architecturale, avec la terre locale. Pour lui, ce n’est pas une question de moyens, mais plutôt une question d’accès et d’intérêt pour des sujets de ce type.
Chez Possible Future, ça nous fait penser aux problématiques des terres crues, notamment à l’échelle du Grand Paris, et on serait curieux de voir comment la démarche plastique de Julien et William pourrait nourrir la réflexion des industriels comme Saint Gobain sur ce sujet porteur d’avenir pour l’urbanisme !